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Article publié dans “Droit & Patrimoine” de juin 2023 sur “N’abandonnons pas le sort des œuvres artistiques au gré des règles successorales classiques”

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Karine Riahi Julien Brunet 5min Publications Télécharger l'article

Karine Riahi et Julien Brunet, associés du cabinet Spring Legal ont récemment organisé, en partenariat avec une étude notariale, un événement autour de la question des successions en matière de droit d’auteur. Ils font le point sur l’importance, pour les auteurs et les artistes, d’anticiper et de préparer leur succession.

Quel est l’intérêt pour un auteur ou un artiste de préparer sa succession ?

Karine Riahi : Un auteur peut ainsi organiser une exploitation post-mortem paisible de son œuvre. Lors de l’événement que nous avons organisé, qui a permis un regard croisé avec des notaires sur le sujet, nous avons fait le constat de l’important volume de contentieux entre les ayants-droits. Il n’est pas rare de voir un frère et une sœur se disputer le droit moral d’un auteur ou d’un artiste prédécédé. Au cabinet, nous avons eu le cas d’un cinéaste qui avait légué ses droits à la mère de notre client. Ce dernier revendiquait sa légitimité, son droit à exploiter l’œuvre. Or, il est préférable d’éviter un conflit qui paralyserait l’exploitation de l’œuvre, ce qui pourrait être préjudiciable par la suite.

Julien Brunet : Il y a deux grandes catégories de droit d’auteur : d’une part, le droit moral, avec le droit de divulgation, le droit à la paternité, le droit au respect et le droit de retrait et de repentir, qui est imprescriptible, et d’autre part, le droit patrimonial, avec le droit de reproduction, le droit de suite et le droit de représentation qui se prescrit 70 ans à partir de la mort de l’auteur. Il est de toute façon préférable que l’auteur donne des indications sur le respect de l’œuvre dans son ensemble. L’exploitation des droits patrimoniaux obéit en général à des règles très classiques, alors que pour le droit moral, cela peut être très différent. Mais il peut y avoir des conflits entre les deux. On peut citer, par exemple, l’affaire de la sculpture de Camille Claudel, La Vague, où le titulaire des droits d’exploitation avait fait créer des fontes en bronze de l’œuvre. Les titulaires du droit moral l’ont assigné pour dénaturation de l’œuvre, en raison du changement de matériau. L’affaire a donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation (1re civ, 4 mai 2012, n° 11-10.763). Citons également l’affaire qui a opposé les enfants de René Char à l’épouse du poète, Tina Jolas, légataire universelle et titulaire du droit moral, qui a refusé la publication de correspondances avec son époux (Cass. 1re civ., 9 juin 2011).

Que faire face à la succession d’un artiste ?

K.R. : La première chose est sans doute de prendre conscience de l’héritage laissé. Beaucoup d’héritiers ne prennent pas la mesure de ce qu’ils reçoivent et ne se rendent pas compte de la notoriété du défunt, le de cujus, et de la valeur de son œuvre. Il appartient au notaire de conseiller sur ce point. La plupart des de cujus se contentent simplement de dire « je lègue mes biens à untel » et ce n’est souvent qu’à l’occasion de la survenance d’un conflit que la consistance réelle de ce patrimoine, matériel ou immatériel, est analysée. Il faudrait en réalité anticiper davantage, y compris du vivant de l’auteur ou de l’artiste, pour déterminer quel héritier serait le plus à même d’exprimer ce que souhaitait ce dernier, et la teneur de son souhait. Car c’est un sujet délicat où entrent en jeu des ressorts psychologiques, où ressurgissent des rivalités d’enfance. Il faut être formé à ces questions. Il arrive souvent que l’auteur ne veuille pas trancher la question de son vivant. Le notaire doit y être préparé.

Que devraient faire les notaires ?

K.R. : Il existe des notaires spécialisés dans ce domaine, qui ont une bonne connaissance du droit d’auteur et une solide expérience de ces problématiques. Ils peuvent guider les auteurs et leurs héritiers sur la meilleure manière d’organiser la succession, mais cela reste relativement rare. Il existe plusieurs solutions pour organiser sa succession. Par exemple, concernant le patrimoine immatériel, dès lors qu’il existe des craintes quant au devenir de l’œuvre, il est possible pour l’auteur ou les héritiers de créer une fondation. Certains notaires connaissent bien ces questions, mais il faut se former, afin d’anticiper les difficultés qui vont naître et les risques qui peuvent découler de l’exploitation de l’œuvre post-mortem.

J.B. : Face à une telle succession, le notaire doit se poser les questions classiques de l’identification de l’œuvre, de sa nature, de la durée des droits patrimoniaux, de savoir si l’auteur était marié, quel est son régime matrimonial, s’il a procédé à une donation, etc.

K.R. : Cette appréhension de la situation familiale est d’autant plus essentielle qu’il n’est pas rare que les artistes aient contracté plusieurs mariages, aient eu des enfants de différents lits, etc. La situation familiale est souvent compliquée et il est délicat de laisser les héritiers gérer eux-mêmes leurs relations. Il y a parfois de tels non-dits que la situation peut être explosive. Il arrive aussi qu’à défaut de déterminer, à l’avance, la dévolution successorale, on se retrouve avec des héritiers qui n’ont aucun lien avec le créateur de l’œuvre, comme ce fut le cas dans la succession de Maurice Ravel. Son frère, héritier, avait par la suite légué les droits d’auteur à son infirmière et ils sont aujourd’hui détenus par une fille de la seconde femme du mari de cette infirmière. Ce type de situation a quelque chose de totalement immoral. Il n’est pas possible, pour les artistes, d’abandonner le sort de leur œuvre au gré des règles successorales classiques. Il y a un risque de perte de la cohérence de l’œuvre qui va conduire à la dépréciation de sa valeur.

J.B. : Ce sujet existe moins aux USA où le Copyright Office est très puissant et s’occupe de préserver la valeur économique de l’œuvre. En France, la SACD est certes un acteur puissant, mais pas assez sur cet aspect. Et il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, seul le lien économique pur est pris en compte, alors qu’en Europe la notion de respect de l’œuvre est primordiale. C’est aussi un sujet de droit international privé de plus en plus prégnant avec la mobilité internationale. Lorsqu’on identifie une œuvre soumise au copyright américain, il faut opérer une clarification de la chaîne de droits et c’est un travail considérable.

Dans ce contexte, quel est le rôle des agents artistiques ?

K.R. : Les agents artistiques et les éditeurs ne sont pas encore assez sensibilisés aux risques que comporte une succession mal préparée. Dans le contexte actuel qui voit se multiplier les remakes, la question de la possibilité de réexploiter des œuvres anciennes dont les auteurs d’origine sont décédés, est cruciale. À cet égard, les titulaires des droits ont une obligation de suivi et il appartient aux acteurs du marché de faire le maximum pour que l’œuvre puisse être réexploitée et de garder le contact avec les héritiers. Car si le droit patrimonial dure 70 ans, le droit moral sur l’œuvre est, quant à lui, perpétuel et un héritier pourrait réagir en cas de réexploitation. Il faut donc mobiliser les agents artistiques et les notaires spécialisés sur ces questions qui ne sont pas assez creusées. Les testaments ou les actes de cession qui portent sur le droit moral ne sont pas assez courants.

Les avocats peuvent exercer l’activité de mandataire d’artistes. Y en a-t-il beaucoup et sont-ils au fait de ces questions ?

J.B. : En réalité, comme pour les mandataires sportifs, sur lesquels la Cour de cassation vient de statuer, il est compliqué pour un avocat d’exercer l’activité de mandataire artistique, qui étiquette le professionnel comme « avocat des artistes ». L’avocat se coupe alors de toute une partie du marché et ne sera jamais sollicité par des producteurs ou par d’autres acteurs du secteur. Sur ce point, les similitudes sont grandes avec l’activité de mandataire sportif. Et en réalité, si l’on observe le marché, on constate que ce sont davantage des personnes qui, à l’origine, sont mandataires d’artistes qui deviennent ensuite avocats que l’inverse.

Anne Portmann

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Article publié par Droit & Patrimoine n°336 – Juin 2023